L'ENFANT
A quoi jouait-il cet enfant ?
Personne n'en sut jamais rien
On le laissait seul dans un coin
Avec un peu de sable blanc
On remarquait bien, certains jours,
Qu'il arquait les bras tels des ailes
Et qu'il regardait loin, très loin,
Comme du sommet d'une tour.
Mais où s'en allait-il ainsi
Alors qu'on le croyait assis ?
Lui-même le sut-il jamais ?
Dès qu'il refermait les paupières,
Il regagnait le grand palais
D'où il voyait toute la mer.
MER DU NORD
LA FILLETTE ET LE POEME
"Le poème, qu'est-ce que c'est ?
M'a demandé une fillette :
Des pluies lissant leurs longues tresses,
Le ciel frappant à mes volets,
Un pommier tout seul dans un champ
Comme une cage de plein vent,
Le visage triste et lassé
D'une lune blanche et glacée,
Un vol d'oiseaux en liberté,
Une odeur, un cri, une clé ?"
Et je ne savais que répondre
Jeu de soleil ou ruse d'ombre ? -
Comment aurais-je su mieux qu'elle
Si la poésie a des ailes
Ou court à pied les champs du monde ?
ÊTRE OU NE PAS ÊTRE
IL OFFRAIT DU COEUR
Donc, il offrait du coeur
Avec un tel sourire
Qu'on s'empressait d'ailleurs
En tous lieux de le dire.
On en voulait partout,
Mais on finit pourtant
Par se demander où
Il en trouvait autant.
Et il riait dans l'ombre.
C'était son propre coeur
Vaste comme le monde
Qu'il offrait à la ronde,
Offrait pour un sourire
Qui répondait au sien,
Offrait rien que pour dire
Aux gens : "Portez vous bien"
DÉFIER LE DESTIN
LA BISE
" Ce sont des feuilles mortes ",
Disaient les feuilles mortes
Voyant des papillons
S'envoler d'un buisson.
" Ce sont des papillons ",
Disaient les papillons
Voyant des feuilles mortes
Errer de porte en porte.
Mais la bise riait
Qui déjà les chassait
Ensemble vers la mer.
PETITES LÉGENDES
A FORCE D'AIMER
A force d'aimer
Les fleurs, les arbres, les oiseaux,
A force d'aimer
Les sources, les vals, les coteaux,
A force d'aimer
Les trains, les avions, les bateaux,
A force d'aimer
Les enfants, leurs dés, leurs cerceaux,
A force d'aimer
Les filles penchées aux rideaux,
A force d'aimer
Les hommes, leur rage de ciel,
A force d'aimer
Il devint, un jour, éternel
L'ENVERS DU MIROIR
L’ARTISTE
Il voulut
peindre une rivière ;
Elle coula hors
du tableau.
Il peignit une
pie grièche ;
Elle s’envola
aussitôt.
Il dessina une
dorade ;
D’un bond, elle
brisa le cadre.
Il peignit
ensuite une étoile ;
Elle mit le feu
à la toile.
Alors, il
peignit une porte
Au milieu même
du tableau.
Elle s’ouvrit
sur d’autres portes,
Et il entra
dans le château.
ENTRE DEUX MONDES
QUAND LES CHEVAUX RENTRENT TRÈS TARD
Il arrive que, rentrant tard
Par les longues routes du soir,
Les chevaux tout à coup s'arrêtent,
Et, comme las, baissent la tête.
Dans le charette, le fermier
N'esquisse pas le moindre geste
Pour les contraindre à se presser.
La lune, sur les blés jaunis,
Vient lentement de se lever,
Et l'on entend comme le bruit
D'une eau qui coule dans l'été.
Quand les chevaux rentrent très tard,
Le fermier ne sait pas pourquoi,
Le long des routes infinies,
Il les laisse avidement boire
Aux fontaines bleues de la nuit.
BRABANT
SIMPLE VIE
C'est du soir en fruit,
De la nuit en grappe
Et le pain qui luit
Au clair de la nappe.
C'est la bonne lampe
Qui met, sur les fronts
Rapprochés en rond
Sa joie de décembre.
C'est la vie très simple
Qui mange en sabots,
C'est la vie des humbles :
Sourire et repos.
LA FLÛTE AU VERGER
LA PEINE
On vendit le
chien, et la chaîne,
Et la vache, et le vieux buffet,
Mais on ne vendit pas la peine
Des paysans que l’on chassait.
Elle resta là,
accroupie
Au seuil de la maison déserte,
A regarder voler les pies
Au-dessus de l’étable ouverte.
Puis, prenant
peu à peu conscience
De sa forme et de son pouvoir,
Elle tira d’un vieux miroir
Qui avait connu leur présence,
Le reflet des
meubles anciens,
Et du balancier, et du feu,
Et de la nappe à carreaux bleus
Où riait encore un gros pain.
Et depuis, on
la voit parfois,
Quand la lune est dolente et lasse,
Chercher à mettre des embrasses
Aux petits rideaux d’autrefois.
PETITES
LEGENDES
L'OR
Il lui offrit un collier d'or.
Elle voulut encor
Des gants, des bas, des souliers d'or,
Des robes et des manteaux d'or.
A la fin, elle eut tout en or :
Sa vaisselle, son lit, ses clés,
Ses tapis et jusqu'à la corde
A pendre son linge aux fils d'or.
Mais dans son corps,
Ne battit plus qu'un coeur en or
Insensible à tout, même à l'or.
FIGURES
PARTOUT ON TUE
A quoi
servirait-il de fuir ?
Partout on tue, on incarcère.
Le monde est lassé à mourir
De tant de haines et de guerres.
Et l’on a beau
scruter le ciel,
Chercher derrière les nuages
Une lueur providentielle,
Rien que la nuit, que les orages.
Et l’on a beau
vouloir parler
A cœur franc de ce qui nous hante.
La crainte nous serre le ventre,
Et personne n’ose parler.
Et l’on a beau
vouloir crier
Qu’on a les pieds, les mains liés.
Comme personne ici ne crie,
On se tait par humilité.
DE PLUS LOIN
QUE LA NUIT
POUR QUOI FAIRE ?
La vérité, mais
pour quoi faire ?
Répétait chaque jour son frère.
La liberté,
mais pour quoi faire ?
Demandait encore son frère.
La justice,
mais pour quoi faire ?
Elle est trahie, disait son frère.
La révolte,
mais pour quoi faire ?
On nous tuerait, geignait son frère.
Mais lui
n’ajoutait jamais rien.
Un os peut contenter un chien.
COMPLAINTES
LE COEUR PUR
Il se contentait d'être
Heureux sans le paraître.
Et, se moquant des grands,
Il vivait comme un gueux,
Fuyait les gens sérieux
Et la gloire et l'argent.
On l'aurait volontiers
Arrêté, enfermé.
Mais quel homme au coeur pur
Ne traverse les murs
DÉFIER LE DESTIN
LES MACHINES
Les machines avaient commencé
Par rire comme des enfants
Qui semblaient vouloir amuser
Les gens de tous les continents.
Puis elles avaient tant grandi
Qu'elles étaient devenues comme
Des adolescents, puis des hommes
Précieusement munis d'outils.
Enfin, se fiant au silence
Et à la morne indifférence
De ceux qui en usaient,
Elles se mirent lentement
A devenir ces lourds géants
Qui nous broient dans leurs rets.
L'ENVERS DU MIROIR
LA MORTE
Il entendit la
mort
Derrière cette
porte,
Il entendit la
mort
Parler avec la
morte.
Il savait que
la porte
Etait mal
refermée
Et que, seule,
la mort
En possédait la
clé.
Mais il aimait
la morte
Et quand il
l’entendit,
Il marcha vers
la porte
Et l’ouvrit. Il
ne vit
Ni la mort ni
la morte ;
Il entra dans
la nuit
Et doucement,
la porte
Se referma sur
lui.
PETITES LEGENDES
PRIERE DU POETE
Je ne sais ni
bêcher, ni herser, ni faucher,
Et je mange le
pain que d’autres ont semé.
Mais tout ce
que l’on peut moissonner de douceur,
Je
l’ai semé, Seigneur.
Je ne sais ni
dresser un mur de bonne pierre,
Ni couler une
vitre où se prend la lumière.
Mais tout ce
que l’on peut bâtir sur le bonheur,
Je
l’ai bâti, Seigneur.
Je ne sais
travailler ni la soie, ni la laine,
Ni tresser en
panier le jonc de la fontaine.
Mais ce qu’on
peut tisser pour habiller le cœur,
Je
l’ai tissé, Seigneur.
Je ne sais ni
jouer de vieux airs populaires,
Ni même retenir
par cœur une prière.
Mais ce qu’on
peut chanter pour se sentir meilleur,
Je
l’ai chanté, Seigneur.
Ma vie s’est
répandue en accords à vos pieds.
L’humble enfant
que je fus est enfant demeuré,
Et le peu qu’un
enfant donne dans sa candeur,
Je
vous l’offre, Seigneur.
HEURE DE GRÂCE
LA VIE
Comme il
passait sur le sentier,
Il vit la vie
dans un pommier,
La vie qui
récoltait les pommes
Tout comme
l’aurait fait un homme.
Elle riait,
riait si haut
Qu’autour
d’elle tous les oiseaux
Chantaient,
chantaient si éperdus
Que nul ne s’y
entendait plus.
La mort, assise
au pied de l’arbre,
Aussi blanche
et froide qu’un marbre,
Tenait à deux
mains le panier
Où les pommes
venaient tomber.
Et les pommes
étaient si belles,
Si pleines de
jus, si réelles
Que la mort,
lâchant le panier,
S’en fut sur la
pointe des pieds.
ENTRE DEUX MONDES
IL VIENDRA
" Vous verrez, dit-il, il viendra,
Celui qui est meilleur que moi."
Et le jour même de sa mort,
L'homme arriva plus simple encor
Et plus enclin à pardonner
Qu'on eût osé l'imaginer.
Mais à son tour, il répéta,
" Vous verrez, dit-il, il viendra,
Celui qui est meilleur que moi."
Voici deux mille ans
Qu'en ce monde en feu, on l'attend.
DÉFIER LE DESTIN
poèmes © Fondation Maurice Carême
photos © Ernest
Trümpy
calligramme © Roger Somville
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